Lettre d'hommage de Philippe Lemoine
Le Forum d’Action Modernités a annoncé la mort brutale d’Antoine Rebiscoul en le caractérisant comme « jeune économiste, brillant philosophe, espoir de sa génération ».
Jeune économiste, Antoine était membre du Groupe de travail « Economie » du Forum. Il a marqué profondément nos débats en poussant toujours plus loin les questionnements sur la valeur, sur le capitalisme cognitif et sur le « design capitalism ». Sa contribution théorique a éclairé la publication du Forum « Vers un autre monde économique » (Editions Descartes, 2009) dont il a inspiré la structure et rédigé la conclusion. J’avais connu Antoine à l’occasion de ses travaux sur l’économie de l’immatériel qui avaient décidé Bercy à faire rédiger un rapport sur ce thème par une Commission dont il avait suggéré qu’elle soit co-présidée par Jean-Pierre Jouyet et par Maurice Levy, le Président de Publicis, son patron de l’époque.
Car Antoine a travaillé longuement dans la publicité, secteur qu’il avait choisi en cohérence avec sa brillante démarche de philosophe. Antoine était en effet porté par la vision lumineuse d’une exceptionnelle modernité et d’une extrême transversalité d’Emmanuel Kant. Pas tellement le Kant de la « Critique de la raison pure » et de l’identification des lois universelles du monde. Ni même celui de la « Critique de la raison pratique » et de l’élaboration des lois par la raison. Mais le troisième Kant, celui de la « Critique de la faculté de juger » et de la capacité de l’esprit humain d’énoncer, dans des domaines comme l’esthétique ou l’éthique, des jugements subjectifs mais à portée universelle. Le développement d’Internet et de l’interactivité confère à ces concepts une formidable actualité dont Antoine pensait qu’un des prolongements serait les nouvelles stratégies de marques des entreprises et, plus généralement, le déploiement d’une économie de fonctionnalités et de singularités.
Espoir de sa génération, Antoine l’était au plus haut point. Il était au courant de tout, il connaissait tout le monde, il était sans cesse appelé, dès lors qu’une initiative mobilisait des jeunes intellectuels. Mais malgré cela, Antoine était profondément de sa génération aussi parce que, cruellement, la société le laissait sans statut. Missions, CDD, auto-entrepreneuriat : Antoine devait mener sa vie dans la dure cohérence avec les figures du capitalisme cognitif qu’il analysait. C’est dans l’angoisse de sa situation qu’il a ainsi contribué à enrichir l’interrogation sur l’impératif d’employabilité que ressent tout jeune aujourd’hui dès lors qu’il est lié aux activités de création et d’intelligence : il doit sans cesse fureter, se mouvoir, se connecter pour renouveler les conditions de sa propre employabilité.
Au-delà de sa génération, Antoine avait fait de sa réflexion un stimulant pour renouveler le dialogue intergénérationnel auquel aspire le Forum. Il participait pleinement à notre projet de se transformer les uns les autres. Il avait moins de 40 ans et le Forum d’Action Modernités a perdu un Maître.
Notre désir de métamorphose sera stimulé par son « karma », par la trace de sa pensée et de son action.